Après ce fameux bus de nuit, nous arrivons enfin à Rantepao. Dans la lumière du matin, nous apercevons nos premières maisons traditionnelles Toraja, les tongkonan. Ce sont des greniers à riz, dont l’architecture singulière rappelle la forme d’une coque de bateau, ou de cornes de buffles pour d’autres. Les façades sont peintes de milles motifs dans les tons rouges et ocres, représentant des animaux du quotidien, des symboles religieux... Nous sommes admiratifs, au milieu des rizières, ces maisons semblent tout droit sorties d’un autre monde. Nous trouvons facilement Riana Homestay, que nous ont fortement recommandés les français croisés à Malenge. Nous y trouvons une immense chambre, avec baie vitrée, lit king size et ventilateur … un luxe dont nous avons perdu l’habitude ! A peine posé, nous discutons avec le gérant sur les cérémonies funéraires de la région. Un guide arrive et nous discutons du programme et du prix. Comme nous l’avaient dit toutes nos rencontres au Sulawesi, il est impossible (ou presque) de négocier les visites. Manque de chance pour nous (ou bien l’inverse !), ce n’est pas la haute saison donc nous n’avons personne sous la main pour partager les quatre-vingt euros que nous couteraient la journée de visite avec guide et chauffeur. Après une longue hésitation, nous voilà en route pour un rite sacrificiel.
Les Néerlandais ont tout fait pour soumettre cette région du Sulawesi, mêlant les missionnaires aux soldats pour convertir cette contrée de paysans. La plupart des cérémonies toraja disparurent, mais celles des funérailles persistent. C’est une coutume animiste qui peut aisément se superposer à n’importe quelle religion, qu’il s’agisse du Christianisme ou de l’Islam. La vie au pays Toraja semble centrée sur la mort et chaque famille a le souci de gagner assez d’argent pour organiser des funérailles dignes de leur défunt. En effet, ne pas honorer l’esprit du mort par des festivités porterait malheur à toute la famille. Les jours de festivités incluent le déplacement du corps jusqu’au centre du village, les rites de sacrifices de buffles et de cochons, puis un grand banquet. Le défunt est ensuite enseveli dans une grotte ou dans des tombes suspendues le long des falaises.
Les maisons traditionnelles sont vêtues de banderole rouge, la plupart des convives sont vêtus de noir et plus de dix buffles sont près pour la cérémonie. Une fois tués, ces buffles seront dépecés et la viande distribuée gratuitement à tous le village, la quantité et la qualité des morceaux dépendant de la classe sociale. Plus la famille est riche, plus elle se procurera des buffles de valeur. Les spécimens à la tête blanche, avec un ou deux yeux bleus sont vendus une fortune ! Ici, il y a au moins une quinzaine de buffles, ce qui correspond déjà à des funérailles d’une haute caste. Quant à nous, nous sommes à la fois excités et terrifiés. Allons-nous être de ces touristes qui insistent pour voir la cérémonie et qui finalement tournent le l’œil à la vue du sang ? C’est une étape cruciale dans notre cheminement personnel. Si nous ne sommes pas capables de regarder la mort, de voir les derniers instants d’un animal que nous allons manger, alors sommes-nous dignes de consommer de la viande ?
La famille réparti les buffles en fonction des différentes classes du village. Ainsi, trois buffles seront épargnés pour être vendus aux enchères à la fin de la cérémonie. Le revenu de l’un allant à l’église, de l’autre à la communauté du village et du dernier à la famille en deuil. S’ensuit des champs plaintifs par la famille et certains chefs de famille, qui sont censés expliquer aux buffles qu’ils vont être tués, que personne n’en tirera aucun plaisir et que la communauté les remercie de leur sacrifice. Au bout d’une heure d’attente et d’explications de notre guide, le premier buffle tombe au fond de la place. Immédiatement, le guide nous fait changer d’estrade pour nous rapprocher de la scène. Dans les premiers instants, nous sommes horrifiés et je m’efforce de diluer l’intensité de la scène en ne regardant qu’à travers mon objectif. Je pose finalement l’appareil, et nous décortiquons intellectuellement le spectacle. Le travail est d’une précision quasi sans faille. Un coup sec de couteau sous la gorge et le buffle se vide de son sang. En à peine trente seconde, il est à terre et en quelques minutes, il est mort. Cependant pour certains, les plus imposants, le dernier sursaut de survie est glaçant. L’un d’entre eux arrive même à se relever, pour finalement retomber au sol. La scène paraît chaotique, mais je suis maintenant persuadée qu’il est moins pire de vivre dans les rizières, d’herbes fraiches et de bains de boues, pour finir égorgé en place publique, plutôt que d’être élevé en cage, engraissé et mené à l’abattoir. Le dernier buffle cependant, nous laissera un souvenir particulièrement vif. Malgré sa gorge complètement ouverte, le jeune buffle tient debout, en respirant très calmement à travers sa trachée coupée nette. Le sang ne coule que par un fin filet et aucun des bourreaux ne comprend ce qui ne va pas, tout a bien été tranché. J’en ai des frissons chaud/froid dans le dos. Le chef du village prendra même la parole au micro, en expliquant que la personne exerçant de la magie sur le buffle est priée d’arrêter, que ces pratiques ne sont pas respectueuses pour le défunt. Avec beaucoup de respect et de décence, les bourreaux déferont les liens du pauvre animal, le laissant libre mais vivant au milieu d’une foule silencieuse. Seulement quelques minutes plus tard, il se couchera pour ne plus se relever.
Après un quart d’heure d’attente, où les bouchers attendent pour s’assurer que tous sont bel et bien morts, une armée d’hommes entament le dépeçage des bêtes. Ils sont précis, efficaces, en quelques coup de couteaux, le buffle est débarrassé de son cuir et la distribution commence. C’est le moment que nous choisissons pour partir. Dans la voiture qui nous mène à une autre cérémonie, nous repensons à ce que nous venons de voir. Nous avons eu les tripes de voir ça et aussi atroce que cela puisse vous paraître, nous en tirons une certaine fierté.
Nous arrivons sur les lieux d’autres festivités. Ici, il s’agit de la journée du banquet de convives. Malheureusement, nous avons trop tardés aux buffles et nous avons ratés le rituel de réception des invités. Nous mangeons un morceau, dont du porc tué ce matin même et prenons la route pour aller voir le village traditionnel de Ke’te Kesu, et ses tombes suspendues. Le guide nous inonde d’informations sur l’immense richesse culturelle de cette région. Nous finissons même la journée en jetant un coup d’œil à un combat de coqs. Rien à voir avec les sacrifices, cette pratique est d’une barbarie difficilement soutenable. Contrairement aux bœufs qui sont tués rapidement et dont tous le corps est utilisé jusqu’au dernier morceau, les coqs sont juste l’objet de paris odieux. Leurs ergots sont habillés d’une lame de fer tranchante comme un rasoir, il s’agit d’un combat à mort. Il y a toute une technique préalable au combat qui consiste à rendre très agressifs les deux coqs. Comme pour beaucoup d’animaux dans la nature, l’animal soumis n’a qu’à fuir son dominant, alors qu’ici dans l’arène, le pauvre coq perdant se fait lacérer par l’autre qui n’a pas spécialement conscience que ses ergots sont devenus de vrais machines à tuer… Bref, un seul combat nous suffit. Nous restons légèrement en retrait pendant que notre guide se régale de deux ou trois rounds et nous prenons le chemin du retour. Nous arrivons à l’hôtel à dix-sept heure, et après notre bus de nuit, la journée fut vraiment intense ! Nous mangeons un morceau et à vingt heure, nous nous effondrons dans notre lit douillet.

Ce matin, nous avons décidé de louer un scooter et à l’aide de notre carte et du Lonely Planet, nous partons à la recherche des tombes Toraja et de leur Tau-Tau : des effigies en bois à l’image du défunt. Comme les Toraja croient que l’on peut emporter des objets dans l’au-delà, ils entèrent leurs morts avec tous leurs bijoux et biens précieux. Il a donc rapidement fallu mettre les tombes hors de portées des pillards, d’où les tombes suspendues ou encastrées dans les falaises. Trouver ces sites touristiques n’est pourtant pas une mince affaire en autonome. Nous passons un temps très important sur le scooter, à tourner en rond, à demander notre chemin aux locaux. Ce n’est pas non plus du temps perdu, car les paysages sont encore une fois à couper le souffle et que nous pouvons voir une multitude de village et leurs typiques greniers à riz. Nous faisons une première pause à Lemo, un site important de tombes suspendues où les Tau-Tau sont en très bon état et n’ont pas été volés. Ici, pour la première fois en neuf mois de voyage, François et moi tombons d’accord sur un objet de décoration de la région ! Il s’agit d’une planchette de bois gravée dans le même style que les granges traditionnelles, avec tous les principaux motifs utilisés. Nous mettons mes talents de négociatrices sur le coup, et nous voilà ravis de notre achat commun. Nous reprenons notre scooter jusqu’au cimetière de Tampangallo, que nous avons particulièrement du mal à trouver. Ce site est, certes, très abimé, mais contient de magnifiques vestiges de tombes suspendues et de cercueils en bois gravés. Nous ne croisons presque pas de touristes, qui ne se rendent ici uniquement lors de tours organisés. Nous continuons vers les sépultures de bébés de Kambira où les tombes sont disposées verticalement, supposant que l’enfant continuerait de grandir avec l’arbre. Après cela, nous prenons la route du retour, non sans faire un arrêt pour le repas de midi et une dégustation de café Toraja. François s’alourdi encore d’un bon kilo de café ! Quelques pauses photos sur le retour et nous sommes à l’hôtel à seize heure pour déguster une fin d’après-midi pluvieuse. Nous faisons une dernière sortie à pied pour aller réserver notre bus de nuit pour Makassar à vingt heure demain. Sur le chemin du retour, en achetant du crédit pour notre carte SIM indonésienne, nous découvrons un petit magasin qui répare les téléphones ! Bingo ! Nous lui amenons notre smartphone qui ne veut plus charger depuis deux mois. Demain à dix-sept heure, nous avons rendez-vous pour le récupérer …

L’organisation de ce dernier jour est un peu chaotique. Lorsque nous nous levons à l’aube, il pleut. Nous décidons donc de rendre immédiatement les clés du scooter afin que cette journée perdue ne nous soit pas facturée. Dans un premier temps, nous imaginons quitter la chambre à l’heure prévue, laisser nos bagages à l’hôtel, nous balader en ville et revenir le soir prendre nos affaires pour le bus. Malheureusement, le gérant nous refuse la possibilité de nous doucher avant ce fameux bus. Nous bouleversons un peu le planning, payons un petit supplément pour garder la chambre toute l’après-midi et nous décollons à midi pour terminer nos visites. Nous arrivons après le repas de midi à louer un scooter pour quelques heures à un prix dérisoire.
Nous repartons à l’aventure dans la campagne. Il doit y avoir de nombreuses cérémonies encore aujourd’hui, car nous croisons une quantité incroyable de buffles. Nous ne trouverons aucun des deux sites où nous voulions aller. Nous décidons de faire demi-tour et tombons sur une cérémonie qui a lieu juste au bord de la route. Nous nous arrêtons et constatons qu’il s’agit de l’étape « Combats de buffles ». François est très sceptique et n’a pas trop envie de rester. Nous convenons que si les choses deviennent violentes, nous partirons aussitôt. Mais le spectacle tourne plutôt à la farce. L’ambiance est à la joie, les buffles sont amenés les uns contre les autres mais aucun d’eux n’a vraiment l’instinct de se battre avec conviction. Certains sont plus vifs que d’autres mais dès lors qu’un des deux animaux fuit, le combat est terminé, sous des grands éclats de rire. Certains décident même de se faire un bon bain de boue dans la rizière au milieu du combat. Nous n’avons rien vu de ce que nous sommes venus voir, mais l’après-midi a été très intéressante.
Nous passons récupérer notre téléphone portable, qui remarche parfaitement et nous payons cinq euros la réparation ! Nous avons juste le temps de prendre une douche, boire un thé et faire nos sacs pour partir manger un morceau avant le bus de nuit.